Le temps dans l’apprentissage

© Dr Joël Dehasse

Médecin vétérinaire comportementaliste
Conférence donnée à Zoopsy-Jazz le 14 janvier 2005

Sommaire

Introduction

On ne peut échapper au temps.
Le temps est le point de vue à partir duquel analyser toutes choses. Mon sujet est l’analyse des apprentissages au travers de la lorgnette du temps. Il sera impossible de ne pas y voir le temps et superficiel de n’y voir que le temps.

Qu’est ce que le temps ?

Le temps est une unité conventionnelle (géocentrique et anthropocentrique) de la structuration du monde. Le temps objectif est relatif et défini par rapport à une horloge et son unité est la seconde.
Le temps s’inscrit dans la durée physique (nombre de secondes). L’échelle du temps décrit la simultanéité ou succession d’événements dont, certains, reviennent régulièrement sous forme de rythmes.
Le temps s’inscrit dans la durée psychologique subjective ; ce dernier dépend de l’état des éléments psychobiologiques du sujet. Par exemple, le temps subjectif accélère lors d’une activité plaisante et ralentit dans une activité déplaisante.
Le temps biologique est considéré comme irréversible. C’est une hypothèse liée à l’évolution et à la loi physique de l’entropie.

Apprentissage, mémoire et temps

L’apprentissage est l’acquisition d’information et/ou de compétences induisant des changements de comportements et/ou de cognitions persistants (dans le temps).
La mémoire est la conservation de ces acquis (de connaissances et compétences)(1). L’apprentissage est inutile et impossible sans la conservation mnémonique. Dès lors, il n’y a pas d’apprentissage sans mémoires.

La mémoire à court et long terme

La mémoire est la capacité à encoder, stocker et récupérer de l’information. On dit la mémoire à court terme ou à long terme. Le mot terme réfère à la durée de persistance de l’information.

Par exemple, la ‘persistance de l’objet caché’ est une mémoire à court et à long terme indispensable pour chasser des proies qui disparaissent momentanément à la perception visuelle, olfactive ou auditive (court terme) ou que le chat peut retrouver à un endroit précis (long terme).
Il y a plusieurs mémoires :

  • Procédurale : habiletés et savoir-faire

  • Propositionnelle :

    • Épisodique : événements biographiques (subjectifs)

    • Sémantique : connaissances, informations et sens extraits d’une expérience

 Certains apprentissages utilisent l’une ou plusieurs de ces mémoires.

 

Le temps, l’oubli et la perte des apprentissages

La perte de la mémoire, l’oubli, est influencée par le temps :  le temps efface certaines mémoires épisodiques et sémantiques. L’âge, mais surtout la sénescence et son miroir pathologique, la démence, est le temps de l’oubli.
Avec l’oubli vient :

  • La perte de certains acquis liés aux apprentissages (mémoire à long terme)

  • La réduction d’efficacité de nouveaux apprentissages (mémoire à court et long terme).

 

L’apprentissage du temps

L’animal vit des rythmes temporels. Il ne peut échapper au rythme circadien, lunaire, solaire, saisonnier, ainsi qu’aux rythmes des propriétaires. Des événements (expériences temporelles) rythment sa vie.
L’animal a une mémoire épisodique, par exemple des événements plaisants ou déplaisants de sa vie passée. Sans pour autant vivre dans le passé, il peut revivre des émotions du passé dans leur reconnaissance dans l’instant présent.
L’animal a une anticipation de l’avenir proche quand l’instant présent lui donne des informations qui permettent la représentation cognitive de cet avenir. C’est le cas des événements répétitifs (rythmés ou non) ; c’est la mémoire épisodique (et sémantique) passée qui permet l’anticipation des événements futurs. 
Mais l’animal semble essentiellement vivre dans l’instant présent, ce que les humains semblent ne plus pouvoir faire.

Le temps dans l’empreinte

L’empreinte, terme utilisé ici comme synonyme d’imprégnation et de socialisation primaire (chien et chat), est un apprentissage (cognitif) particulier qui s’inscrit dans une période temporelle précise au cours du développement :

  • La période d’empreinte est spécifique dans le temps et d’une durée déterminée : chez le chien on la situe entre 3 et 14 semaines, chez le chat entre 2 et 7 (à 9) semaines.

  • Le temps d’imprégnation est mal connu pour chaque individu. Il est probable qu’il dépende de la personnalité (génétique) de l’animal et des conditions d’imprégnation. Ainsi les études de Scott et Fuller avaient montré des variations de durée de contact interspécifique pour obtenir une équivalence de socialisation entre les cinq races de chiens (clonées) étudiées par eux dans les années 1950.

  • Les effets de l’empreinte sont durables dans le temps, au-delà de la période d’empreinte. Le temps de mémorisation de l’empreinte varie qualitativement avec la spécificité de la chose imprégnée, un sujet conspécifique se mémorisant de façon plus durable (voire immuable) qu’un sujet d’une autre espèce ou qu’un objet.

 

Le temps dans l’habituation et l’immersion

Le temps est une co-variable avec l’intensité du stimulus dans l’habituation et l’immersion (et dans la sensibilisation).

Intensité de l’émotion/réaction en fonction du temps


Il y a trois temps dans la réaction émotionnelle : un temps d’excitation croissante, un temps de stabilisation, un temps de désexcitation. La durée de ces périodes dépend de l’intensité du stimulus excitateur mais aussi de la psychologie (incluse la personnalité et le vécu) de l’individu exposé. Le temps d’habituation n’est pas prévisible de façon quantitative puisqu’il dépend de variables non quantifiables. Une chose est cependant certaine, c’est que ce temps est d’autant plus long que l’intensité du stimulus est importante et l’animal sensible.

Le temps dans le conditionnement classique

Le conditionnement classique est la corrélation (involontaire et inconsciente) d’un évènement extérieur (stimulus non conditionné SC) et d’un évènement physiologique endogène (réflexe conditionné ou RC).
La contiguïté des deux événements dans le temps est une nécessité, sauf exception (aversion gustative apprise ou effet Garcia).

  • Le SC suit le RC (conditionnement rétroactif) : l’efficacité est faible.

  • Le SC se passe au même moment que le RC (conditionnement simultané) : l’efficacité est faible.

  • Le SC est antérieur à le RC (conditionnement différé) et se maintient jusqu’au RC : l’efficacité est forte : l’intervalle SC-RC est idéalement de quelques secondes ; il dépend de la nature du RC, de l’espèce animale et de l’expérience (pré-exposition au SC par exemple).

  • Le SC précède mais s’arrête avant le RC (conditionnement de trace) : efficacité variable : en labo on met en évidence un délai de 12 secondes à 75 minutes(2). C’est dans l’effet Garcia (aversion gustative apprise) que l’on retrouve le plus long délai entre SC et RC. Ce délai peut être de plusieurs heures dans la vie hors du laboratoire.

L’effet Garcia a été utilisé pour réduire la prédation de moutons par des chiens ou des coyotes avec un effet prévisible mais pas prévu par les expérimentateurs ; en effet l’ingestion de viande de mouton a été réduite mais pas la prédation.

Le temps dans le conditionnement opérant

Le conditionnement opérant est la corrélation entre un évènement endogène (cognitif ou comportemental) et les conséquences apparentes de cet évènement (évènement extérieur). La continuité temporelle de ces événements et leur répétition facilitent la corrélation. Cependant c’est la corrélation qui est le facteur principal ; dès lors chez l’homme la continuité temporelle des événements importe moins que leur association cognitive. Chez l’animal, nous ne connaissons pas les mécanismes de corrélation et nous sommes forcés de prendre en compte la corrélation temporelle, paramètre plus aisément maîtrisable et analysable. Cependant, force est de constater que dans la Nature, l’animal affamé se mettra à chercher la nourriture (chasser) même si le renforçateur apparent (la proie)n’apparaît qu’après plusieurs heures.
Le conditionnement entraîne des réactions endogènes réflexes, qui court-circuitent le temps cognitif nécessaire pour une adaptation dans le moment présent. Il permet une réaction rapide mais peu adaptative.
Il y a deux mécanismes de base, le renforcement et la punition. Les processus psychologiques de ces deux mécanismes ne sont pas (tous) en miroir négatif l’un de l’autre !

Processus psychologiques divergents du renforcement et de la punition

 

Conséquence

Intermittence

Délai

Efficacité liée à

Renforcement

Plaisante

Efficace

Possible

motivation

Punition

Déplaisante

Inefficace

Impossible

(intensité*durée)/délai

La punition n’est efficace que dans l’instant présent et pour la durée du désagrément (et par répétition dans chaque instant présent), alors que le renforcement est efficace dans l’avenir parce qu’il construit de nouvelles réponses.

Comportement superstitieux

Un comportement renforcé par hasard/chance (malgré l’absence de corrélation rationnelle mais avec contiguïté temporelle entre les deux événements) peut se maintenir comme comportement superstitieux.

Le temps dans les croyances

La croyance est un état de représentation distinct du besoin physiologique et du désir émotionnel qui déclenche ou inhibe l’action(3). Il y a manifestement des pré-croyances dans les émotions (peur, colère…), c’est à dire qu’il existe des stimuli qui déclenchent plus facilement que d’autres des réactions émotionnelles.
La croyance que le monde (le non-connu ou non-familier) est menaçant par exemple se renforce positivement très aisément, parfois en une seule exposition (sans répétition).

 

Le temps dans le clicker-training

Le clicker-training est un conditionnement opérant dans lequel l’évènement extérieur est dédoublé (clic - aliment) mais corrélé.
Deux modèles existent.

  • Le clic est considéré comme un renforçateur symbolique et l’éducateur se permet de supprimer le renforçateur primaire (aliment).

  • Le clic est un pointeur du moment exact de la séquence comportementale à renforcer et l’éducateur conserve le renforçateur primaire. Dans ce second cas, il y a dédoublement de l’évènement extérieur et il y a rupture de continuité entre comportement renforcé et renforçateur primaire.

 

Le temps dans le contreconditionnement opérant

 Contreconditionner, c’est ‘conditionner contre’ un précédent conditionnement. Cliniquement, cela prend du temps et des répétitions d’expérience.
Dans un contreconditionnement d’une agressivité de phobie sociale chez un chien, j’annonce un minimum de 500 à 1000 répétitions pour obtenir des effets significatifs. L’éducateur qui met son chien en confrontation de situations déclenchantes 50 fois par jour verra des effets en 10 jours alors que celui qui évite l’exposition et ne rencontre les situations déclenchantes que deux fois par jour en aura pour près d’un an avant de voir des effets significatifs. On peut considérer un an comme un temps infini dans cet apprentissage et, dès lors, inaccessible.

 

L’apprentissage par observation

Il s’agit de la modification d’un comportement après observation d’un comportement d’un tiers et dans la tendance du comportement observé (comme si l’individu avait été lui-même impliqué dans la séquence d’événements).
Cet apprentissage nécessite le temps d’observation et de computation avant la production ou reproduction d’un comportement modifié (et son perfectionnement par conditionnement opérant). 

Conclusions

A l’exception de l’empreinte, la plupart des apprentissages chez l’animal nécessite la contiguïté temporelle d’événements et l’intégrité de fonctionnement des mémoires.

Références

(1) Rohatgi R. Learning and memory. http://serendip.brynmawr.edu/bb/neuro/neuro98/202s98-paper1/Rohatgi.html. 2004-12-28.

(2) Kardas EP. Time and classical conditioning. http://peace.saumag.edu/faculty/Kardas/Courses/GPWeiten/C6Learning/TimeClass.html. 2004-12-28.

(3) Engel P. Les croyances des animaux, in Gervet J, Livet P, Tête A. La représentation animale, Presses Universitaires de Nancy, 1992. 59-75, p.59

 

© Dr Joël Dehasse - www.joeldehasse.com 2006-05-08